Dossier: Décisions

«Les décisions sont l’alpha et l’oméga du métier de médecin»

Décisions à la chaîne sur les interventions et les traitements: si on a du mal à prendre des décisions, on n’est pas fait pour ce métier, déclare Hans-Ruedi Räz, néphrologue et médecin-chef à l’hôpital cantonal de Baden (KSB).

Texte: Barbara Lukesch, Helwi Braunmiller; Photos: Kostas Maros

L’unité de dialyse de l’hôpital cantonal de Baden se trouve dans une grande salle inondée de lumière, située dans un bâtiment neuf dont les fenêtres s’ouvrent sur les prairies et les arbres: une vue sur la verdure qui fait du bien aux yeux et au cœur. Nous sommes un vendredi après-midi, et l’agitation habituelle de l’hôpital s’est un peu calmée. Hans-Ruedi Räz est le chef du service. Il profite de ces moments plus calmes pour rendre visite à ses patients et s’assoit près du lit d’un homme âgé. Il lui demande comment il va, échange quelques mots chaleureux et lui souhaite un bon week-end. Au même moment, un autre patient lâche le tampon de coton qui bouche la veine après la dialyse. Du sang s’échappe et coule sur le lit. Le médecin-chef ouvre immédiatement un tiroir contenant des pansements et prête main-forte à l’infirmière qui s’occupe du vieil homme un peu effrayé. Les petites décisions sont parfois essentielles.

«Dès les salutations, il fallait avoir un plan en tête sur la suite du traitement du patient. »
Hans-Ruedi Räz
L’union fait la force: une équipe bien rodée et une communication efficace sont essentielles au bon fonctionnement de l’hôpital. A fortiori dans les situations exceptionnelles telles que la pandémie actuelle.
Malgré la charge de travail considérable à la-quelle doivent faire face les collaborateurs de l’unité de soins intensifs en raison de la pandémie de Covid-19, l’ambiance est étonnamment sereine: les visages sont souriants, le rire fréquent.

Éviter le pire

Selon le Dr Räz, les décisions constituent l’alpha et l’oméga du quotidien de chaque médecin. «Si vous avez du mal à prendre des décisions, vous n’êtes pas fait pour ce métier». Le Dr Räz en a pris conscience très tôt pendant ses études de médecine, alors qu’il assurait le remplacement d’un médecin de famille. «Dès les salutations, il fallait avoir un plan en tête sur la suite du traitement du patient et prendre très rapidement des décisions.» Un vrai stress pour un futur médecin? «On apprend, notamment grâce à l’expérience, à considérer automatiquement tous les facteurs – c’est une capacité absolument impérative pour un médecin. Mais je me souviens que j’appréciais de pouvoir prendre moi-même des décisions», lâche-t-il en riant.

Aujourd’hui, en tant que néphrologue à l’hôpital, il peut consacrer un peu plus de temps à l’anamnèse et aux décisions. Celles-ci conservent cependant une importance primordiale. Il doit par exemple trancher sur la nécessité de commencer une dialyse pour des patients atteints de troubles rénaux, alors que pour d’autres la question est de savoir s’il ne faudrait pas arrêter un traitement contraignant qui dure depuis des années. Il doit également décider s’il est opportun ou non d’inscrire une patiente dans une procédure de greffe de rein. «Ces décisions, précise le médecin de 63 ans, sont souvent risquées et peuvent être fatales.»

Il y a quelques jours, il a été confronté à un vrai casse-tête. «L’insuffisance rénale du patient s’aggravait très rapidement. Nous ne savions pas ce qui se passait. Tous les tests de routine étaient négatifs, tous les signes étaient contradictoires.» Il a alors fait ce qu’il fait toujours quand il doit prendre des décisions difficiles, mais qu’il n’est pas sûr de lui: il a étudié toutes les données médicales sur le patient dont il disposait. Il a fait des recherches et beaucoup lu. Et il a consulté un collègue. Au fil de l’échange, un plan s’est lentement cristallisé, lui permettant de prendre une décision: ne pas commencer immédiatement un traitement médicamenteux potentiellement dangereux, mais commencer par stabiliser l’état du patient et réaliser des diagnostics approfondis. «Même si on ne sait pas tout sur le moment, il faut considérer ce qui est raisonnable dans l’état actuel des connaissances. Et je réfléchis alors: que pourrait-il arriver de pire? Et comment éviter que cela arrive?» Car avant même d’aider le patient, il faut surtout ne pas lui nuire.

«Les cas difficiles sont toujours abordés au sein d’équipes interdis- ciplinaires.»
Hans-Ruedi Räz

Des principes éthiques pour limites

Conscient de la difficulté et du caractère lourd de conséquences que peut avoir une décision médicale, le Dr Räz a suivi un master de prise de décisions éthiques et une formation d’ani- mateur de discussions de cas. «Les cas difficiles sont toujours abordés au sein d’équipes interdisciplinaires, mais aussi avec les personnes concernées et leurs proches.»

Le Dr Räz dirige également avec une logopédiste un forum d’éthique consacré aux grandes questions existentielles. La pandémie de Covid-19 confronte actuellement les experts à un problème qui semble insoluble: qui doit être accueilli en soins intensifs quand la place manque? Le Dr Räz soupire. Jusqu’à présent, ils n’ont heureusement pas été obligés de trancher. Le cas échéant, ils s’en tiendraient strictement aux principes éthiques de l’Académie Suisse des Sciences Médicales (ASSM), qui favorisent les patients présentant la plus grande espérance de vie. Concrètement, un homme de 80 ans en pleine forme et qui effectue encore des randonnées en montagne ne devrait pas forcément laisser la place à un homme de 50 ans atteint d’une tumeur maligne en plus du Covid. Le forum d’éthique élabore actuellement les outils décisionnels pour ce genre de situation, et apporte une aide pratique aux collègues, en effectuant par exemple les recherches auprès des médecins de famille ou les entretiens avec les proches. «Au bout du compte», explique le Dr Räz, «c’est le médecin traitant qui assume la responsabilité d’un cas, mais nous lui servons de ressource en cas de besoin.»

Dans l’unité de soins intensifs, la pression est énorme pour ceux qui prennent les décisions. Souvent, chaque minute compte.
«C’est le lot du médecin: il ne peut pas ne pas décider», explique le Dr Räz.

Avec la sérénité nécessaire

Nous quittons l’unité de dialyse et traversons les longs couloirs du bâtiment neuf, revêtus de moquette et aux murs jaune citron et noir. Les urgences et les soins intensifs sont restés dans l’ancien bâtiment de l’hôpital cantonal. Là, c’est le blanc qui domine. L’espace est beaucoup plus restreint, nos chaussures claquent bruyamment sur le lino. Les jours de grande agitation, les décisions d’urgence s’enchaînent à un rythme effréné. Ce patient qui vient de faire un infarctus est-il en danger de mort et doit-il être transféré en réanimation? Faut-il opérer cette personne victime d’un accident? Dans quel service faut-il hospitaliser cette jeune femme gravement blessée? L’unité de soins intensifs, dotée de 14 lits supplémentaires en raison du Covid-19, bouillonne – la journée de travail est loin d’être finie. Partout, des groupes de deux, trois personnes ou plus discutent d’un cas. D’autres consultent sur un ordinateur portable les innombrables informations concernant leur patient afin de prendre une décision. Le personnel apprécie également de trouver des directives anticipées rédigées de manière claire et compréhensible. Le Dr Räz le confirme: «Le plus important pour nous est d’indiquer un représentant thérapeutique qui fait valoir les intérêts du patient dans les situations précaires.»

Malgré la charge de travail considérable à la-quelle doivent faire face les collaborateurs de l’unité de soins intensifs en raison de la pandémie de Covid-19, l’ambiance est étonnamment sereine: les visages sont souriants, le rire fréquent; quelqu’un se frotte les mains et les bras avec du désinfectant, tend la bouteille à son collègue et quitte la pièce d’un pas léger. Hans-Ruedi Räz appelle cela le «calme professionnel» essentiel dans un hôpital. Un calme qui fait place à une immense joie quand un ancien patient gravement atteint revient en visite après sa guérison pour remercier le personnel pour «la deuxième vie» qui lui a été offerte: «Nous sommes alors certains d’avoir pris les bonnes décisions.»

Pour se concentrer pleinement sur chaque cas individuel, il faut beaucoup de concentration, de connaissance et d’énergie. Même s’il peut s’appuyer aujourd’hui sur sa longue expérience, cela reste un défi très ambitieux. «Mais c’est le lot du médecin: il ne peut pas ne pas décider.»

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